mercredi 6 octobre 2010

Le roi pêcheur


Accoudé à ma fenêtre, mon petit cadre, mon unique tableau,

je contemplai les ruines de ma jeunesse.

J’avais la morgue aux lèvres et le front chargé d’embarras.

Ça ne tournait pas rond dans ma caboche.

Alors j’abandonnai les hommes.

Le voyage prodigieux !

J’embarquai sur mon voilier de fortune, moi qui n’en avais guère.

Je partis sans tarder, m’allumant sous le crâne, ce qu’il faut d’aventure pour braver l’océan.

Ça oui, ça me courait sous l’épiderme.

Je le pris comme une amoureuse, le large,

je le troussai, me frottant au soleil,

m’en gorgeant tel un fruit brûlant d’amour ; avant que d’en pourrir.

Ce jour-là, j’abandonnai les hommes,

Et je partis vers l’inconnue.

Je m’éveillai bosco, paré comme un prince russe,

les bras tatoués d’illusions et d’Amérique.

Non, je ne rêvais pas, je le vivais, mon grand périple !

Je fendais le ciel fané, harassé de chaleur, qui s’écroulait sur ma frêle équipée.

Et j’avais mal de trop de désir.

Je m’ensalais d’embruns, me cuisais le regard au fond, là-bas,

dans le dense horizon, sidérant de pâleur.

Sans frémir, je filais au travers de toutes les exhalaisons

De toutes les vapeurs de sudations de toutes les mers du globe.

J’étais le plus courageux des hommes,

j’étais un pirate avec des étoiles dans la barbe

Pleurant de lumière et d’espoir.

Enfin je pouvais crier !

De toute ma joie, je gueulais aux poissons aux quatre vents et à tous les oiseaux

combien j’étais heureux.

Ça les faisait frémir, les albatros froufroutants qui s’amusaient à faire clignoter le soleil,

en dansant avec la misaine.

O la belle insouciance !

Et tandis que la proue déchirait le voile hébété de ma dormance,

la poupe égarait des fragments d’oubli, constellant les flots verts de tâches éblouissantes.

Je jouais au chercheur d’or au milieu des tourments tapissés de trésors.

Je laissais derrière moi tous mes crève-cœur, tous mes regrets.

J’avais quitté les hommes,

J’allais sur mon navire.

Je désirais voir la mer,

les mers

L’océan Pacifique

mer de Corail, mer de Florès

mer Rouge, Jaune, Noire

mer d’Azov

mer Baltique

océan Atlantique

Les Caraïbes, l’Amérique.

Je les voulais toutes, et plus que ça,

Je voulais voir Cuba.

Je pourchassais les alizés

N’ayant de cesse que je parvinsse aux Iles du Vent.

Je voulais être explorateur

J’étais explorateur revenu de Crimée,

Du genre frondeur et flegmatique,

Mangeur d’Afrique enturbanné

arborant à la hanche un sabre d’orient,

sir britannique guidé par les frégates superbes.

Curaçao, rumba

Je voulais fouler les fougères des forêts chatoyantes, puis,

dans la ramure des acajous, si hauts si beaux, voir les Aras diaprés qui jacassent

près de toucans toqués.

Toc toc tout à trac.

Les étourneaux, je voulais les épier aussi,

les écouter pépier

si petits, si petits.

si, si! Par là, pas par-ci.

Choc choc,

Par là, pas par là ; par là, pas par là.

Une grenouille coasse.

Quoi? Crôaa!

La jungle,

la jungle j’espérais m’y planquer comme un révolutionnaire en cavale.

Me voilà boucanier.

J’avais vécu quantité d’abordages, pillé tous les galions, tué des ennemis de poussière.

Bon sang que j’avais soif, soif de mon île,

soif de ses jotas sensuelles.

Dis, sers-moi des mojitos, pour quelques fleurs de porcelaine.

J’avais quitté les hommes

Et toujours, et vaille que vaille, je traçais mon roman.

Je voulais m’agrafer au cœur un tas de souvenirs,

de quoi remplir ma soute

pour quand je rentrerais,

pour quand ça serait fini.

Ça n’avait même pas commencé

et je voulais savoir déjà,

je voulais la toucher, mon île ;

je voulais voir pour croire.

J’y croyais, j’y croyais,

comme en mon père

Et je chantais de toute ma vilaine voix.

Ça y allait la rengaine, hisse et ho,

J’étais pur et ça y était;

après l’étrave je gueulais

plein d’euphorie.

Et alors tout à coup l’embarcation éventra un banc de poissons volants,

et ça me donnait de la voix !

Ça venait de partout, de dedans, de dehors, frontal,

et vlan!!

J’étais le roi pêcheur dans le brasier des exocets voltigeurs.

Ils bondissaient sur la houle,

ils échappaient à la pesanteur,

provoquant des éclaboussures mielleuses.

Et ça me ravissait.

Vlaaam!!

Fallait se protéger des chocs, parce qu’ils ne viraient pas.

Missiles sol-air;

ils tambourinaient sur ma jonque, frétillant de terreur.

Et ratatat!!

Tambour de guerre.

Rataam!!

C’était la Crimée, les hussards en débâcle;

et voilà les dragons

Sébastopol.

Puis la mer se figea,

les vents flétrirent

et la cavalerie disparut.

J’étais le dernier des cosaques sur la mer Noire,

le dernier des mohicans sur l’océan Indien.

J’avais quitté les hommes

Et ça n’allait pas bien.

Le roulis repris son labeur puis les canons tonnèrent au loin.

J’avais peur des dragons, moi.

C’était la guerre.

Le tangage s’accentua tandis que des flammèches de vents

s’emmêlaient dans mes cheveux.

Tour à tour je vacillais puis je hurlais dans la brise de mer.

A bâbord, à tribord,

Et que ça va et que ça vient

Qu’est-ce que ça voulait dire?

Quelle était cette clameur?

J’avais quitté les hommes.

Qu’est-ce que ça foutait là, ce lourd plafond enflé,

amené par le sud, au-dessus de nous autres,

me couvrant, moi et ma coquille de noix.

Le tonnerre n’en pouvait plus de craquer encore et encore,

et je tressaillais à chaque fois.

Le grain blanc se jeta sur nous sans crier gare.

Vraoum !!

Il nous posséda.

Les vagues déferlantes nous propulsaient de crêtes en creux et de creux en cieux.

Elles battaient les flancs gris de ma felouque.

Il neigeait dans mes yeux,

mais je ne lâchais pas le gouvernail,

oh non, à ce moment là, j’aurais pu broyer les colonnes

de tous les temples de Rome

d’Athènes ou bien d’Egypte entre mes mains.

Je devenais colosse.

Je crachais au milieu de la chiasse blanche, dans l’air lactescent.

J’éructais contre l’écume qui bouillonnait sa mousse,

qui salivait ses lames brisantes, les scélérates, les enragées.

J’étais le pire!

Et de toute ma sincérité, j’y croyais.

Fallait y croire, fallait tenir.

Le palpitant voulait quitter sa cage, s’éparpiller,

Surcouf, Tabarly, dans l’ouragan subtropical

et s’épandre avec lui,

cent colibris apeurés ; mille, dix mille.

Mais je tenais ma barre, hardi.

Et les orages boursouflés avaient beau s’ouvrir des béances magnifiques sur le torse,

se balafrer de lumière en lançant des éclats de rire démesurés

jusque dans le bois de mon vibrant esquif,

se foutant de ma démence,

ils avaient beau faire,

moi j’y croyais.

J’avais quitté les hommes,

J’allais sur mon navire.

Et la tempête passa.

Clapotis familier.

J’ouvris les yeux, plein du crépitement des guerres passées.

J’ouvris les yeux, et je ne pleurai pas ;

rien qu’un peu.

Je décrispai mes doigts, mes pauvres doigts.

J’avais perdu ma boussole, et égaré mon sextant.

La coque de mon caïque était égratignée.

moi aussi ;

pas qu’un peu.

Naufragé sur mon bateau démâté,

Je songeais à cette île, cette elle,

qui m’avait donné ses orages,

à moi,

moi qui avais quitté les hommes.